Sport mécanique par excellence, la F1 a acquis au fil des ans un niveau de technicité et complexité incroyable. Fruit de contraintes réglementaires très sévères pour garantir la sécurité des pilotes et le fair play de la compétition, il pousse les constructeurs à tirer parti d’outils numériques comme la simulation et l'analyse des données pour optimiser les performances des monoplaces.
La 72e édition du championnat du monde de Formule 1 débutera dimanche 28 mars 2021. En tête des favoris : l’écurie Mercedes-AMG Petronas, qui a remporté la compétition sept années consécutives depuis 2014. Son atout pour gagner ? Ses pilotes, évidemment : Lewis Hamilton et Valtteri Bottas. Mais pas que. Les équipes techniques de Mercedes ont développé au fil des ans des capacités de simulation et d’analyse de données hors pair afin de repousser les limites de performance de leurs voitures. Discipline reine des sports mécaniques, la F1 est en effet soumise à des règles très strictes en matière de puissance moteur, taille et poids des voitures, aérodynamique, mais aussi du temps d’essais sur piste, sur simulateur et en soufflerie… Pour respecter ces contraintes, les constructeurs n’ont pas d’autre choix que de faire appel aux technologies numériques pour concevoir et optimiser les voitures. Cela passe évidemment par des simulateurs de conduite – Mercedes en possède trois – mais aussi par de la mécanique des fluides numérique (computational fluid dynamics) et des modèles réduits en soufflerie pour étudier l’aérodynamisme de la voiture. Tout cela est corrélé aux données remontant des courses et essais sur piste, les performances réelles de chaque version de la voiture étant comparées à celles des simulations.
DES DOUBLES NUMÉRIQUES, MAIS PAS DE JUMEAU "Nous avons des modèles numériques vivants, explique à L’Usine Digitale Geoff Willis, directeur de la technologie chez Mercedes-AMG Petronas. Certains acquièrent simplement les données issues du monde réel comme les kilomètres parcourus, le poids ou les cycles de fonctionnement. Nous associons ça aux données des pièces critiques pour savoir dans quelle voiture elles ont été montées, pendant quelle course, si elles ont connu des surcharge… Nous avons des modèles plus intelligents pour les unités de puissance et les boîtes de vitesse, grâce auxquels nous pouvons connaître en temps réel leur niveau d’usure en fonction de leur utilisation. Ce sont de vrais doubles numériques." Des doubles numériques pour chaque pièce, mais pas de jumeau numérique de la voiture entière à proprement parler. "Nous avons tous les composants et technologies nécessaires pour en créer un, mais pour l’instant cela reste divisé par spécialités, détaille le directeur de la technologie. Ce sont nos besoins qui motivent nos décisions, et s’il devient nécessaire de créer un vrai jumeau numérique, nous le ferons." Mais cela ne sera pas aisé. "La voiture en elle-même est une structure dynamique. Prenons nos châssis par exemple, nous n’en avons que cinq, mais ils sont fabriqués avec d’autres composants : commandes de pilotage, boîtes de vitesse... Ces éléments-là changent très souvent. Il est donc difficile de n’avoir qu’un seul jumeau numérique." L’AÉRODYNAMIQUE ET LES PNEUMATIQUES, LES DÉFIS DE LA SIMULATION La simulation est aujourd’hui très proche des conditions réelles. "Il y a deux domaines dans lesquels nous avons des écarts : l’aérodynamique et les performances des pneumatiques. Pour l’aérodynamisme nous avons trois sources d’information : les modèles réduits dans les souffleries, la mécanique des fluides numérique et les données d’essai en conditions réelles."
La soufflerie permet de mesurer très précisément, mais seulement avec un modèle sur lequel le vent souffle de façon continue et à un angle prédéfini. Sur la voiture au contraire Mercedes obtient des informations en conditions réelles, mais elles ne peuvent pas être mesurées précisément et elles sont très sujettes à de nombreuses variables. Enfin, la mécanique des fluides numérique est très précise mais est limitée par la taille du problème à résoudre, ce qui contraint les ingénieurs à faire des approximations dans la physique de la simulation. "Au final nous créons un hybride à partir de ces trois sources de données, précise Geoff Willis. C’est un tabouret à trois pieds. Au fil des ans nous sommes parvenus à améliorer ces données et à résoudre ces problèmes grâce à la mécanique des fluides numérique. Evidemment, les données provenant du monde réel sont la vérité absolue, mais pour concevoir la voiture nous sommes très confiants dans l’utilisation de la mécanique des fluides numérique et des souffleries." Les pneumatiques représentent également un domaine unique en Formule 1 car ils nécessitent des modèles thermodynamiques très sophistiqués. Ils doivent prendre en compte les types de gommes, les voitures, les contraintes liées à la température qui varie à travers le pneu, et l’interaction avec la piste, qui est à la fois mécanique et chimique. "Nous sommes capables de prédire une grande partie de tout ça, excepté les détails les plus fins de l’interaction entre le caoutchouc et le bitume. Nous utilisons les essais sur piste pour combler les variables inconnues de notre modèle. Dès que nous déterminons les caractéristiques de la piste le jour donné et dans les conditions météorologiques en question, nous pouvons réaliser des prédictions très précises, de l’ordre de quelques pourcents d’erreurs."
Les équipes techniques sont aussi orientées par le feedback des pilotes sur les simulateurs de conduite, s’ils estiment que le modèle reflète bien les sensations de conduite de la voiture ou pas. "Nous sommes plutôt confiants ces dernières années, j’estime que nos prédictions sont de 95% à 99% correctes. Le temps pour un tour de piste a une marge d’erreur de 0,5%." MIEUX EXPLOITER LES DONNÉES Le secret de ce succès est la bonne utilisation des données. Mercedes a beaucoup travaillé à l’amélioration de ses capacités de gestion et d’analyse de données depuis 2017. "Dans la F1 nous n’avons pas de big data comme le font Google ou Amazon, c’est-à-dire de grandes quantités de données transactionnelles, mais nous avons d’importantes masses de données dans des domaines spécifiques", explique Geoff Willis. Pour mieux exploiter ces informations très spécifiques, le constructeur a fait appel à l’entreprise Tibco et à sa plateforme Spotfire, qui permet de visualiser facilement de très grandes quantités de données, avec de nombreuses dimensions. Des capacités de 'dataviz' qui sont très utiles pour repérer les anomalies, et qui accélèrent la prise de décision. "Par exemple, en 2019 en Hongrie nous avons décidé de changer les pneus alors que nous avions 20 secondes de retard, et nous avons réussi à arracher la première place deux tours avant la fin car les pneus de l’adversaire étaient endommagés. C’est ce que permet l’analyse de données : prévoir l’imprévisible."
L’écurie mène également beaucoup de projets autour de l’ingestion de données provenant directement de la voiture et de la soufflerie. Car on l’a vu, il y a certaines choses impossibles à anticiper précisément, comme la façon dont les pneumatiques interagissent avec la piste, et qui impliquent de mettre le modèle à jour après les essais. Cela donne beaucoup de données que les ingénieurs doivent intégrer en seulement quelques heures, du samedi au dimanche.
L’équipe effectue des modifications sur la voiture jusqu’au jour précédant la course. Il ne s’agit pas de changements majeurs : cela peut concerner les amortisseurs, la configuration des ailerons, la garde au sol… "Nous n’en faisons pas beaucoup car nous n’avons droit qu’à deux sessions d’une heure et demie, révèle Geoff Willis. Nous ne pouvons tester que deux configurations au maximum durant ce temps, donc nous comptons beaucoup sur les simulations et sur les hypothèses que nous élaborons à l’avance."
Les constructeurs ne peuvent pas changer de pièces pendant une course, seulement les ailerons avant lorsque c’est nécessaire, par exemple lors de la tombée de la nuit si la température baisse ou en cas de pluie. Mais les données leur permettent de donner un feedback au pilote sur la façon dont il conduit la voiture. "C’est l’un des aspects les plus importants. Lewis Hamilton en particulier est très fort en la matière. Cela les aide à analyser quelle caractéristique de la conduite fait que le pneu génère de la chaleur."
Le développement de la voiture se poursuit entre chaque course, à la fois pour régler des problèmes et pour obtenir de meilleures performances. Les concepteurs formulent de nouvelles idées, fabriquent des pièces puis les testent en soufflerie (cycle de quatre semaines), et finalement si elles sont viables, les produisent pour la voiture (cycle de huit semaines).
NORMALISER LES DONNÉES DANS UN FORMAT COMMUN
Mercedes travaille également avec Tibco pour mieux exploiter les données liées à la performance des monoplaces. "Nous avons beaucoup de données, provenant de milliers de sources : les forces que subissent les composants, les charges structurelles, les températures, les actions du pilote, ce que fait la voiture… Et tout ça à la fois provenant du monde réel et de la simulation. Nous améliorons les outils qui nous permettent de comparer et contraster ces sets de données réelles et simulées. Nous voulons unifier ces deux univers pour les rendre plus accessibles, et simplifier la couche suivante qui est la data science." Un chantier engagé il y a trois ans dans l’objectif de faire de l’analyse prédictive des défauts, mais qui implique que toutes les données soient dans un même format.
Or c’est une tâche herculéenne car ces dernières sont très disparates. "Le projet sur lequel nous travaillons a exposé beaucoup de ces difficultés. Nous avons des outils personnalisés qui fonctionnement très bien dans le contexte des courses : nous voulons comparer 20 minutes de conduite avec nos simulations en seulement quelques minutes, puis renvoyer la voiture sur la piste pour une autre session de 20 minutes. Nos outils et formats de données ont évolué en fonction des spécificités et besoins de cet environnement." Mais ils ne sont pas adaptés à d’autres utilisations.
VERS LA DATA SCIENCE… ET LE MACHINE LEARNING Après la saison, les données doivent être donc formatées d’une toute autre façon pour pouvoir faire de la data science. L’objectif de Mercedes et Tibco est de mettre au point un format optimal pour ces deux usages. "Nous n’avons pas encore trouvé la solution, et nous sommes en train de réaliser qu’il nous faut construire des outils différents pour des usages différents. Mais notre objectif final est bien d’unifier toutes nos données pour avoir une seule source, et ensuite de les adapter pour différents outils." L’un des intérêts de cette unification des données est d’avoir un tableau le plus complet possible, regroupant tous les facteurs en jeu, pour comprendre les causes de tel ou tel phénomène. Pour étudier les performances de la voiture en matière d’aérodynamisme par exemple, il faut savoir s’il y a d’autres voitures derrière, devant, comment était la météo à ce moment donné… Car de mauvaises performances peuvent être dues à un aileron endommagée, mais aussi à la trainée aérodynamique de la voiture de devant. A terme, cette unification des données et ce développement de la data science ouvrira aussi la voie à l’utilisation de techniques d’intelligence artificielle. "Je pense qu’il y a des opportunités en matière de machine learning. La réglementation nous pousse vers moins d’essais réels, nous n’avons que trois jours d’essais avant saison au lieu de six auparavant, donc nous devons tirer davantage de valeur à partir de moins de données concrètes."
source : https://www.usine-digitale.fr/article/formule-1-comment-l-ecurie-mercedes-utilise-la-dataviz-et-la-simulation-pour-s-assurer-la-victoire.N1067099
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